La parution du « Chemin des Vierges enceintes », fin septembre 2022, a suscité un véritable courrier de lecteurs. Certains ont tenu à porter à notre connaissance des « images incongrues » de la Vierge que la lecture du livre leur avait permis d’identifier comme « enceinte » ou pouvant faire croire qu’elle l’était.
Parmi les modèles remarqués, un certain nombre provenait de productions récentes, étonnantes, revendiquées par des artisans ou artistes qui s’étaient emparés du thème sans pour autant relier leurs créations à l’histoire mouvementée de la figure de la Vierge gravide, interdite après le concile de Trente. Interrogés, ces sculpteurs ou santonniers parlèrent de l’évidence d’une maternité sans laquelle aucune « incarnation » n’est possible.
De notre côté, avouons-le, il nous est difficile de clore un tel sujet possiblement sans fin. Nous ne pouvons plus entrer dans une église sans chercher la présence éventuelle d’une Vierge au ventre ample, ayant échappé à l’attention collective, une Vierge alitée ou allaitante, ou toute autre « incongruité » parmi la prolifique iconographie chrétienne, concernant les personnages majeurs de notre enquête, Marie Madeleine en tout premier.
Un voyage en Andalousie (janvier 2024) nous a permis de rapporter quelques pièces dignes d’entrer dans la collection de la Station XV.
INTRODUCTION
Depuis le début de l’enquête, nous connaissons l’existence d’une sculpture de la Vierge enceinte, dans l’église Notre-Dame-des-Sablons d’Aigues Mortes.
Après un premier rendez-vous raté, en raison de travaux dans l’église, nous la visitons au printemps 2022.
Elle réside dans un coin sombre, au-dessus d’une machine à fabriquer des médailles, peu mise en valeur.
La statue est en bois. Les mains de Marie sont croisées au-dessus d’un ventre proéminent, comme si elle protégeait le fruit précieux, en elle.
C’est l’image d’une jeune fille aux cheveux défaits qui correspond à l’imagerie d’une Vierge de l’Annonciation. Mais pas d’ange pour l’accompagner.
Nous finissons par dénicher, à l’entrée de l’église, une brève information : « dans la chapelle Saint-Antoine, on voit la statue d’une Vierge enceinte du XIVe siècle ».
L’affirmation de cette ancienneté nous fait bondir. Si cette datation était confirmée, cela ferait de la Vierge enceinte d’Aigues-Mortes une des plus anciennes de France.
La ville en est-elle consciente ?
Au syndicat d’initiative, non.
Néanmoins, nous obtenons le contact du référent Animation Vie sociale et socioculturelle, monsieur Olivier Urbe, qui nous révèle que cette vierge enceinte ne fait pas partie du patrimoine ancien de l’église de Notre Dame des Sablons.
Elle aurait été achetée par le prêtre de l’époque, Maurice Archer, chez un antiquaire, ainsi que le « Christ sans bras », dans les années 1990.
Consulté par courriel, le prêtre retraité ne répondit pas. Dommage. Si une enquête à son sujet pouvait être menée, cette Vierge enceinte d’Aigues-Mortes pourrait se révéler un des plus précieux exemples de sculpture en bois préservée.
Ce qui lui confère une indicible valeur. Affaire à suivre...
Quinzième station • Référence au livre : Ancienneté, disparition des Vierges enceintes en bois.
Photo : Aigues-Mortes. « Notre-Dame-des-Sablons » ©Viviane Lièvre.
Nos amis savent désormais quoi nous offrir pour satisfaire notre passion d’enquêteurs : des santons de Marie enceinte. Aujourd’hui, le modèle existe. Un santonnier d’Aubagne, Daniel Coulomb, héritier d’un savoir-faire familial, a créé une statuette de Marie, écartant de la main gauche son lourd manteau bleu pour bien laisser voir son lourd ventre proéminent. Ses seins sont gonflés. Tous les signes de son état sont lisibles, même sur une statuette de 7 cm de haut.
Dans la notice qui accompagne la figurine, Coulomb explique que la future mère ne saurait attendre son enfant pendant tout le temps de l’Avent, dans l’inconfortable position agenouillée. Quoi de plus naturel, dit-il, que de lui restituer son état de femme enceinte une vingtaine de jours avant la délivrance du 24 décembre à minuit ? Il sera alors l’heure de la remplacer par l’image habituelle de la parturiente en adoration devant « Lou Pitchoun ».
L’artisan n’ignore pas la mesure d’effacement qui a frappé l’image de la Vierge gravide après le concile de Trente. Il l’indique dans sa rédaction. Son atelier n’est d’ailleurs pas le seul à produire cette nouveauté. D’autres marques développent cette ligne de Vierges de l’Attente. Nous avons même reçu en cadeau une Vierge enceinte, assise sur l’âne qui la porte de Nazareth à Bethléem, en quête d’une crèche pour l’abriter.
Quinzième station • Référence au livre : les nouveaux santonniers.
Photo : Les nouveaux santonniers.
En 1992, la chambre économique d’Avignon lance un concours de sculpture dans l’intention de repeupler les niches vides qui ornent les façades de certains immeubles. Sur les 300 niches que compte la ville, certaines, au cours des âges, ont en effet perdu leurs occupantes. Car, c’est avant tout la Vierge, sous toutes ses représentations possibles, qui est honorée. L’opération est appelée « Les oubliées d’Avignon ». Ainsi, à l’angle de la place Le Cardonnel et de la rue Esperandieu, face au palais du Roure, on découvre une niche qui abrite depuis 1994 une Vierge filiforme, stylisée, couronnée, en robe fuseau rouge, coiffée d’un long voile blanc. Elle tient ses deux mains posées au sommet d’un ventre très bombé. Elle est manifestement enceinte. Mais là n’est pas la seule surprise. Elle est noire aussi. Vierge, enceinte et noire. Le sculpteur se nomme Francis Blot. Nous n’avons pu l’interroger sur ses intentions.
Quinzième station • Référence au livre :
Photo : Avignon, une Vierge enceinte sombre de peau.
Une des premières missives reçues à la sortie du livre provenait de Zürich. Une dynamique octogénaire, grande habituée du chemin de Compostelle, nous disait avoir voyagé avec fougue à travers notre récit, « page par page, photo par photo, exclamation par exclamation, carafe de rouge après carafe de rouge ». Et, pour preuve de sa connivence, elle nous envoya une image censée nous plaire, accompagnée de la mention : « Nativité, Livre des Heures de Besançon, XVe siècle, École française ». Une miniature magnifique et surprenante ! Le moine enlumineur, tout naturellement, avait « imaginé », en 1470 (?), une Nativité qui, prise au premier degré, comblerait les aspirations féministes de notre époque. On y voit Marie qui lit au lit, son corps de parturiente protégé par une confortable couverture rouge, tandis qu’au pied de sa couche, Joseph, assis à même le sol, berce le nouveau-né, Jésus, le corps serré dans des langes censés maintenir son corps bien droit, sans déformation, comme le voulait alors la tradition. L’âne tend son museau vers Joseph, sensible à la bonne volonté du père, tandis que le bœuf observe Marie absorbée par la lecture du grand livre du destin de son fils et, par conséquence, du sien. Aucune marque d’angoisse ne se devine sur son visage. La scène familiale est emplie de sérénité. Cette carte de vœux nous mit d’emblée sur la piste des Vierges couchées : « occurrence dans les Nativités enluminées des Livres d'Heures”. Nous constatons ainsi que nombreuses furent les représentations de la Vierge alitée dans ces Livres de dévotion à Marie, tout au long du XVe siècle, malgré le désir impératif de l’Église de montrer Marie agenouillée, adorant son bébé, “enfanté sans douleur », et donc sans besoin du repos nécessaire aux humaines, et cela, dès la fin du XIVe siècle.
Quinzième station • Référence au livre : Vierges alitées.
Photo : Les riches heures de Marie alitée.
Au cours d’une conférence donnée à Brioude sur « Le Chemin des Vierges enceintes », la Vierge enceinte en bois polychrome du XVe siècle, précieusement gardée au secret dans les réserves de la basilique, est « apparue ». Au moment précis où il était question de ce trésor patrimonial, l’historienne Françoise Pierron, l’a « dévoilée », sur la scène où elle avait été discrètement acheminée, avec toutes les précautions nécessaires. Plus de 200 habitants de la ville, qui n’en avaient jamais entendu parler, l’ont ainsi découverte, le jeudi 2 février 2023, à la Halle aux grains. L’événement a suscité une vive émotion. Depuis la parution du livre et cette première sortie en public, la municipalité, en discussion avec la DRAC, étudie les possibilités de restauration de cette œuvre inestimable, en vue de son exposition permanente dans la basilique Saint-Michel.
Quinzième station • Référence au livre : cahier central et texte.
Photo : La Vierge enceinte du XIV/XVe ( ?) siècle de Brioude. ©Viviane Lièvre
Le sculpteur Bernard Hémour s’est installé dans le village médiéval de Castelnou, dans les Pyrénées-Orientales, près de Céret. Pour cause : la présence d’une carrière de marbre à proximité. Car il aime faire émerger du marbre des formes féminines. En 2015, il lui prit l’idée de donner naissance à une Vierge non seulement enceinte mais également étendue, gisante, la main droite posée sur son ventre énorme et l’autre retenant son voile, de peur que l’agitation due à sa souffrance ne le fasse glisser.
En fait, Bernard Hémour a recomposé l’intimité du couple de la crèche à la veille de l’accouchement, avec le bœuf et l’âne pour seuls témoins. L’artiste a allègrement transgressé la double règle imposée par les hommes du concile de Trente. Non seulement, Marie gravide est couchée, mais elle se tord de douleur. L’accouchement d’une femme humaine est éminent. Nous ne connaissons pas de représentation plus réaliste de cette scène volontairement occultée par l’Église. Le sculpteur voulait rendre Marie à toutes les femmes, Joseph à sa dignité et la procréation à la Nativité. Cette crèche, grandeur nature, a été réalisée en plâtre. Bernard Hémour la réinstalle dans l’église de Castelnou le 5 décembre de chaque année. L’artiste ne serait pas opposé à ce qu’on lui donne les moyens de la traduire en marbre. Jusqu’à présent, dit-il, aucun visiteur n’a exprimé de désaccord face à cette vision alternative du conte de Noël, hormis quelques touristes espagnols, choqués, non pas de voir la Vierge gravide, mais allongée.
Quinzième station • Référence au livre : la vierge alitée.
Photo : La crèche dans la cour de l’atelier de Bernard Hémour. ©Martine Villard
Il nous plaît de rapprocher l’interprétation « renversante » de la scène de l’Annonciation d’Oscar Kokoschka de celle, provocatrice, de l’artiste portugaise Paula Rego. Ces deux artistes du XXe siècle ont volontairement bousculé la tradition iconographique de la délivrance du message divin de façon peu orthodoxe. Kokoschka réalise, en 1911, une vision d’archange féminin, nu, au corps massif, tendant une main vers la tête de Marie et l’autre vers son bas-ventre.
La Vierge, encapuchonnée et stupéfaite, part à la renverse. On sent sa main droite crispée cherchant à se raccrocher au lit, tant le message reçu la terrifie. Elle porte sa main gauche à son ventre que l’on devine enflé. Mais l’épaisseur des tissus ne permet pas de l’affirmer. Paula Rego la rebelle avait-elle connaissance de cette œuvre déconcertante quand elle a imaginé ses interprétations de l’Annonciation et de l’accouchement de la Vierge ? On le pense. Cette huile sur toile (83x122,5 cm) est visible au musée de Dortmund.
Quinzième station • Référence au livre :
Photo : Scène de l’Annonciation d’Oscar Kokoschka.
Alerte reçue en mars 2023, provenant d’amis vivant à Forcalquier et très attentifs à notre enquête. En balade quotidienne sur les hauteurs de la ville, passant devant l’oratoire de Notre-Dame-du-Bon-Secours, quelle ne fut pas leur surprise de découvrir, inscrite dans la niche de l’édifice, habituellement vide, une statue de la Vierge de facture moderne et terriblement enceinte ! Il devait y avoir explication à cette installation. Patrice Favaro, ami écrivain, piqué au vif, mena enquête. Un érudit local révéla que cette œuvre fut créée, il y a une quinzaine d’années, lors d’un symposium de sculpture, par un artiste américain. Ce dernier (dont on ne connaît pas les intentions) la laissa à disposition de la Mairie, qui ne sut quoi en faire. « Le sujet en était religieux, mais la religion n’en voudrait sûrement pas ».
La Vierge gravide resta donc enfermée 15 ans dans un grenier municipal, jusqu’au jour où l’oratoire fut restauré et inauguré. C’est alors qu’on se souvint de la Vierge cachée. La positionner dans la niche serait du meilleur effet. Pour un jour s’entend. Mais le maçon esthète ne l’entendit pas ainsi. Il scella volontairement la Vierge au neuvième mois de sa grossesse et la protégea d’une grille. Personne ne s’en trouva mal. Et Patrice Favaro écrivit un beau texte à ce sujet, qui se termine ainsi : Merci à lui, la Vierge Enceinte de Forcalquier est toujours à sa place, une place que l’église lui a refusée parce que simple femme, femme qui avant d’enfanter fut bien enceinte comme toutes les autres et pour la même raison ! À ce jour, pas un intégriste ne s’est aventuré à l’en déloger, aussi Maria et moi ne manquons jamais de la saluer à chacun de nos passages. Si vos pas vous mènent à Forcalquier, ne manquez pas de faire de même, son histoire à elle seule en vaut le détour.
Quinzième station • Référence au livre :
Photo : Sculpture en pierre et « en cage » – 80 cm de hauteur. ©Viviane Lièvre.
Nous savions, dès le départ, que l’Espagne recelait des modèles merveilleux de la Vierge enceinte, échappés à l’oubli. Mais pour les atteindre, il nous aurait fallu sortir du tracé imposé de notre parcours littéraire. Nous remettons donc à une prochaine enquête la découverte de l’impressionnante Marie gravide du musée de Gérone et de celles, non moins saisissantes, des cathédrales de Valence et de Zamora. Mais, des amis bruxellois, les yeux exercés par la lecture de notre livre, sont restés pétrifiés d’émotion à Laguarda, au pays basque devant le portail de l’église Santa María de los Reyes et ont tenu à nous communiquer leur vision du tympan dédié à l’aventure inouïe d’une jeune fille nommée Marie. Laguarda, capitale du Rioja Alavesa, est une ville médiévale percée de caves à vin, cernée par les vignobles, mais, sans conteste, c’est le tympan de son église édifiée dès le XIIe siècle qui dépasse l’entendement de l’amateur d’art roman. Au-dessus d’une Vierge couronnée à l’enfant d’une taille plus que majestueuse, court l’histoire de la Vierge en trois bandes sculptées, superposées et polychromes. La présence de couleur crée la surprise. La ligne inférieure comprend une Annonciation et une Visitation de toute beauté, réunie dans un même plan. Marie exhibe un ventre démesuré devant l’archange Gabriel et sa cousine Élisabeth. La polychromie daterait du XIVe siècle, date de la construction du portail. Elle fut renforcée au XVIIe siècle. Un chef d’œuvre absolu de l’art roman.
Quinzième station • Référence au livre :
Le miracle d’une grossesse instantanée.
Photo : Santa Maria de Los Reyes. ©Anne Adam.
Michael Singleton, né le 12 mars 1939 à Lancaster, est professeur émérite d’Anthropologie de l’Université catholique de Louvain. Docteur et assistant en anthropologie formé par Evans-Pritchard, il fut aussi recteur de l'Institut d'études environnementales de l'Université ville de Dakar et cofondateur du Laboratoire d'Antrhopologie Prospective. Après sa lecture du « Chemin des Vierges enceintes », il nous adressa un article destiné aux lecteurs et surtout aux lectrices de la revue Pavés, « qu’on suppose féru(e)s de féminisme et en particulier d’un catholicisme débarrassé de ses mystifications misogynes ». Attentif à notre sujet, il nous renvoie une citation à publier, écrit-il, dès la prochaine édition du livre.
En voici l’occasion : « Jusqu’au début du VIIIe siècle, hommes et femmes furent… Baptisés nus dans la piscine octogonale accolée à chaque cathédrale… Nus comme Adam et Eve à la Création, ils sortaient de l’eau morts au péché et ressuscités à la vie éternelle… La disparition du baptême par immersion à l’époque carolingienne fit donc le lit, c’est le cas de le dire, du symbolisme païen et donna à la nudité une signification sexuelle et génitale qu’elle n’avait pas. Déjà, au VIe siècle, il avait fallu faire disparaître les crucifix où le Christ était cloué nu comme tous les esclaves condamnés à ce supplice… C’était l’époque où, à Byzance, se développait la pratique du Christ en croix vêtu d’une longue tunique… Visiblement, la sensibilité de l’époque commençait à refuser le spectacle qui paraissait indécent, et, de plus, dangereux, car le Christ risquait d’être adoré par les femmes comme un dieu de la fécondité, à l’instar de Priape ou, plus tard chez les Vikings, de Freyr, dont les représentations sculptées en posture ithyphallique ne laissaient aucun doute sur sa fonction. » in Histoire de la vie privée, vol 1 De l’Empire romain à l’an mil, sous la dir. de Philippe Ariès et Georges Duby, Paris, Seuil, 1999 (1985) p. 457-458 chap IV Haut Moyen Age occidental, par M. Rouche.
Quinzième station • Référence au livre :
« La sexualité du Christ »
Photo : Perizonium-bailique de la Mascarena-Séville. ©Viviane Lièvre.
À peine le livre sorti, une lectrice nous prévient qu’une étrange Vierge, aux formes particulières, repose dans une chapelle fermée de l’église Saint-Pierre de Vaise. Mais elle détient la clé et souhaite nous la montrer : « Elle devrait vous intéresser ». Le rendez-vous est pris et la porte ouverte.
Nous découvrons une très belle Vierge en bois fruitier du XVIe, montrant de deux doigts posés sur son ventre un éventuel état de grossesse. Signe discret que l’on peut interpréter comme une adaptation consécutive au concile de Trente de l’incarnation par l’Esprit Saint. La Vierge baisse les yeux, comme souvent les Vierges de l’Annonciation, humble, obéissante aux ordres divins. Le ventre n’est pas enflé comme dans les précédentes représentations de la Vierge gravide. Toutefois, la jeune fiancée aux cheveux défaits sous son voile, sans couronne, montre, à qui sait voir, l’événement qui vient de se produire : son ventre a été choisi pour réceptacle de Celui qui va s’incarner. Comme un geste codé.
Nous demandons confirmation à un spécialiste de l’iconographie chrétienne, professeur d’Histoire de l’Art, Philippe Merlo : « Le plus souvent, on voit ces deux doigts pour des Annonciations ; l'archange Gabriel annonce à la vierge avec sa main droite levée, index et majeur levés vers le ciel. Cela indique la double nature du Christ : à la fois humain et divin. Si la Vierge fait de même, en se tenant le ventre, on devrait pouvoir l'interpréter de la même manière : je porte en moi le fils de Dieu fait chair. Donc de nature double ».
Quinzième station • Référence au livre :
Vierges de l’Annonciation
Photo : Vierge désignant la « double nature » du fruit de ses entraille. ©Viviane Lièvre.
Une directrice de médiathèque, sensible au thème du livre, nous envoie une photo prise dans une cafeteria branchée de la capitale de l’Équateur, Quito. Les gérants de la Heladeria San Augustin misent sur des objets d’art sacré comme éléments d’une décoration sophistiquée, en décalage complet avec la légèreté des services proposés dans l’établissement. Dans un cadre lourdement doré, sur fond rouge, une Vierge de facture récente affiche une gravidité de neuf mois digne des représentations médiévales. Sa jambe droite avancée, selon la convention, lui permet de soutenir le poids de sa grossesse et de l’afficher. Sa main gauche, paume ouverte, désigne le cadavre de son fils crucifié, gisant à ses pieds, ensanglanté. Le visage de la Vierge est dur, comme l’est son constat : l’enfant que je porte en moi finira ainsi. Cette image prouve ce que l’on savait déjà : le culte et les représentations de la Vierge enceinte ont traversé l’Atlantique et se sont répandus en Amérique latine, bravant sans ambages les dissuasions du Concile de Trente. Nous avons ainsi reçu, de divers lecteurs du livre, des images de Vierges enceintes, produites au XXe siècle, en place dans des églises du Brésil et d’Argentine, malheureusement non renseignées.
Quinzième station • Référence au livre :
Nouveaux modèles de la Vierge « O »
Photo : ©Karine Cnudd.
À Bessans, village de Haute Maurienne, une dispute entre un prêtre et son sacristain, en 1857, donna naissance à une solide tradition de diables sculptés. On ignore l’origine du conflit mais on sait que, pour se venger, le sacristain sculpta une figure de diable qu’il déposa sur la fenêtre du curé. Ce dernier renvoya le diable à l’envoyeur. La plaisanterie dura au point de devenir tradition. Les diables se mirent à croître et à se multiplier à Bessans. Des générations de sculpteurs profitèrent de cette mode. Georges et Fabrice Personnaz, père et fils, assurent la relève, sans craindre de commettre des écarts provocateurs quant à l’iconographie chrétienne. Une Vierge enceinte stylisée, les deux mains crispées sous son ventre, est née, récemment, dans leur atelier. Puis, dans la foulée, une diablesse enceinte et nue, ailée et cornue. Puis, « pire encore », l’enfant diable apparaît, émergeant du ventre de la diablesse, encore tendu. De l’aveu des auteurs, cette création vise, symboliquement, à éloigner le risque d’extinction de la « race des diables de Bessans ». Un acte conjuratoire.
Quinzième station • Nombreuses références au diable dans le livre, notamment celui de la ville portugaise d’Amarante.
Photo : La Vierge enceinte de l’atelier Personnaz à Bessans. ©Brigitte d’Ozouville
Nous nous rendons en Andalousie, fin janvier 2024. Nous pensons avoir peu de chances d’y trouver une Vierge enceinte de type médiéval. La présence arabe pendant cette période n’a pas favorisé l’éclosion de cette dévotion parmi les chrétiens vivant en terre musulmane. Cependant, à la fin du XVe siècle, la situation s’inverse. Après la bataille de Grenade et la victoire des rois chrétiens, se pose la question du sort des mudéjares, musulmans désormais soumis à l’autorité catholique. Celle-ci réclame leur conversion, seule condition de leur assimilation. La manière douce s’avérant trop lente, une méthode dure lui est préférée. Le 18 décembre 1499, à Grenade, la grande mosquée de l’Albaicin est transformée en église. Et quel nom lui est-il donné ? Celui de Nuestra Señora de la O. La madone du « Ó », Marie enceinte, devient la patronne de la première église de Grenade « reconquise ». La date de la transformation n’est pas choisie au hasard : le 18 décembre correspond à la fête de Marie dans l’attente de l’accouchement. On se souviendra plus tard de ce 18 décembre 1499 comme la date du soulèvement des musulmans de l’Albaicin, impitoyablement réprimé. En 1501, les vaincus auront le choix réduit de se convertir ou de s’exiler en Afrique. Ainsi, la Vierge enceinte, l’humaine, la douce, participa à l’acte violent de la conversion forcée de milliers d’individus. Quel aspect avait-elle ? Aucune trace ne nous est parvenue. Mais, il est possible, qu’une image aperçue à Cordoue, puisse nous donner une idée…
Quinzième station • Référence au livre :
Photo : L’enfant Jésus rayonnant dans le ventre de sa mère, Nossa Senhora do Ó. ©Viviane Lièvre
À Cordoue, dans la « Catedral-Mezquita », au cœur de la forêt des élégants piliers mauresques, seul le visiteur alerte ou averti remarquera un autel discret, presque caché, plaqué contre un large soutien de la cathédrale écrasant le centre ancien de la mosquée initiale. Une grande peinture de la Vierge occupe le fond de la niche. On y voit Marie, bras écartés, mains levées, offrant son torse et son ventre à l’admiration des fidèles. Lesquels verront apparaître l’enfant Jésus, nu, dressé sur une litière de rayons solaires émanant du ventre de la jeune mère, couronnée de douze étoiles brillantes. Nous reconnaissons ce type de Vierge enceinte, d’inspiration orientale, à la « grossesse visible par transparence ». Le bébé n’est pas représenté à l’état de fœtus, mais comme un minuscule dieu solaire irradiant. Cette image est datée de la seconde partie du XVe siècle. Par deux fois, des textes la mentionnent, en 1460 et 1519. Ces citations prouvent la dévotion populaire autour de cette image d’une Vierge déesse contrôlant la lune et l’astre de lumière. D’ailleurs, au nom de Nuestra Señora de la O, se superpose celui de Notre Dame du Soleil. Il est clair que la Vierge de l’Espérance, proche du moment d’accoucher, a été de nouveau sollicitée pour écraser le culte païen du solstice encore vivace au XVe siècle. Et, pour cela, on la dote d’attributs d’autorité sur les astres dont la course garantit la régénérescence des humains et de la nature.
Quinzième station • Référence au livre : Grossesses de la Vierge par transparence.
Photo : Nuestra Señora de la O ou del Sol – Cathédrale mosquée de Cordoue. ©Viviane Lièvre
Dans la même mosquée-cathédrale de Cordoue, nous remarquons un bas-relief daté de 1507. L’auteur anonyme a sculpté la scène du don, par la Vierge, d’une chemise sacrée à Ildefonse, archevêque de Tolède. Saint Ildefonse, particulièrement vénéré en Espagne, est connu pour la dévotion sans limites qu’il porta à Marie. Né un 8 décembre, jour de fête dédié à la Vierge, Ildefonse fut, sa vie durant, un défenseur zélé de la nature divine du fils de Marie, femme juive choisie par Dieu, et du miracle de la virginité permanente de cette même Marie, par la volonté du Tout-Puissant. C’est pour le remercier de sa foi ardente que la Vierge lui apparut, le 18 décembre 665, alors qu’il se rendait à la cathédrale de Tolède préparer Noël, entouré de son clergé. Cette nuit-là, dans sa vision, il reçut des mains de la Vierge une chemise, extraite « du trésor de son fils », lui demandant de la porter en cette vie. La Vierge le recouvrit de cet habit. Alors Ildefonse, mû par l’adoration et la gratitude, présida le Xe concile de Tolède au cours duquel il imposa le 18 décembre comme date de la fête de l’apparition de la Vierge et de l’attente de la délivrance. Jour de la fête de Nossa Senhora do Ó (Nuestra Señora de la O).
Quinzième station • Référence au livre :
Photo : La remise de la chemise sacrée par la Vierge à Ildefonse de Tolède. ©Viviane Lièvre
À Séville, nous recevons la confirmation qu’en Andalousie, le culte à la Vierge enceinte, ou la traduction plastique du « mystère ineffable » de l’incarnation du Christ, réclament la peinture ou la sculpture d’une madone à la grossesse transparente. On peut découvrir un de ces exemples dans l’église de Saint-Jacques l’apôtre, dans la commune de Castilleja de la Cuesta, à 6 km de Séville. Elle daterait du premier tiers du XVIIe siècle, soit après les recommandations des hommes du concile de Trente. Aussi le tailleur d’images lui a-t-il donné une allure de grande sérénité et piété. Mains jointes, yeux baissés. Son ventre a perdu sa rondeur antérieure. Sa grossesse est suggérée par la présence d’un tout petit enfant Jésus doré, nu et auréolé, les mains jointes presque collées à ses joues, prêt à bénir le monde qu’il s’apprête à rejoindre sous peu.
Il faut savoir aussi qu’à Séville, sur la rive droite du fleuve Guadalquivir, dans le quartier des céramistes de Triana, une église est toujours placée sous le patronyme de Nuestra Señora de la O. Mais, la sculpture originale a disparu, remplacée par celle d’une jeune fille, cheveux défaits, en robe argentée et manteau rouge à rebords d’hermine. Elle lit et sourit discrètement. En revanche, plus aucune marque de grossesse ne subsiste.
Quinzième station • Référence au livre : statues de substitution et grossesse par transparence.
Photos : ©Viviane Lièvre
Marie Madeleine est sans aucun doute un des personnages majeurs de notre enquête. Nous l’avons croisée, peinte ou sculptée, entre Le Puy et Compostelle, et nous nous sommes efforcés de confirmer le rôle capital qu’elle a joué dans la construction de cette histoire bimillénaire. Aussi, nous ne résistons pas à partager notre admiration devant l’interprétation de la compagne de Jésus, l’enseigneur, attribuée à Artemisia Gentileschi ou à un disciple de son atelier (1622). Dans le hall d’entrée de la cathédrale de Séville, Madeleine y est figurée, rousse de cheveux, vêtue d’une robe rouge, abandonnée à la mélancolie. Plus proche de la femme accablée de repentance, voulue par l’Église, que de la femme forte, libre, enflammée qu’elle semble avoir été pour qui sait lire les évangiles apocryphes de Philippe et de Marie.
Nous avons également été frappés, à Grenade, dans la cour du Sacré Cœur menant aux « saintes grottes » du monastère de Sacromonte, par la présence d’une Cène de bronze, exécutée par le célèbre artiste espagnol, Venancio Blanco. Ce dernier n’hésite plus à représenter une femme proche de Jésus, presque « soudée » à lui, au centre de la tablée. Le sculpteur, décédé en 2019, a choisi son camp : faire participer Madeleine à la Cène plutôt qu’un Jean efféminé censé évincer la bien-aimée.
Quinzième station • Référence au livre : le mystère de la Cène.
Photos : ©Viviane Lièvre
Nous avons eu le bonheur de recevoir l’envoi de deux dessins de la plasticienne Danielle Stéphane qui avoue les avoir conçus à la suite de la lecture de notre livre. Ce qui nous réjouit. Une Vierge enceinte fatiguée, soumise au rictus du diable, et une Vierge en train d’allaiter un enfant Jésus noir dont rien, cette fois, ne laisse supposer qu’Il soit un garçon. L’artiste s’est inspirée de l’histoire racontée par Viviane Lièvre dans l’intimité de la cathédrale du Puy-en-Velay et par laquelle on découvre la fracassante hypothèse de Dieu : She is Black !
Quinzième station • Référence au livre :
Dessins de Danielle Stéphane, « She is Black ! ».
Encre de chine sur papier, 30x30 cm.